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7 questions à Chase Cormier 

Photo Crédit : Vivian Ivory

Chase Cormier, auteur et professeur, puise dans ses racines louisianaises pour écrire Mal, une œuvre à la fois intime, rugueuse et lumineuse. Dans cette première autofiction louisianaise, il explore la mémoire familiale et l’identité cadienne. À travers cette entrevue, il nous parle de son parcours, de sa vision de la francophonie en Amérique du Nord… et de la puissance des mots pour raviver une culture francophone souvent oubliée. Une rencontre marquante — et des lectures à découvrir!

Sur la création

1.  Vous enseignez, écrivez et vivez en français en Ohio aux États-Unis. Comment et pourquoi vous avez appris cette langue?

Je suis né aux Opelousas en Louisiane, une région historiquement francophone. Mes parents sont cadiens (d’origine acadienne), ce qui veut dire, mes ancêtres ont immigré en Louisiane du Nouveau-Brunswick (Canada) vers le début du dix-neuvième siècle. Alors je viens d’une lignée de francophones jusqu’à la génération de mes parents, puisque mes grands-parents, comme beaucoup de francophones de leur génération, n’ont pas transmis cette langue à leurs enfants dans un climat politique et économique qui valorisait l’anglais et supprimait toutes les autres langues de la région (le créole, l’espagnol et d’autres). J’ai eu la chance d’apprendre le français de mon grand-père, et plus tard de l’apprendre à l’Université de Louisiane à Lafayette où j’ai fait mes études supérieures. Aujourd’hui j’enseigne le français à Cincinnati en Ohio, mais mes écrits portent encore et toujours sur la Louisiane francophone. 

2. Quelle est la place de la lecture dans votre démarche de l’écriture. Quelles autrices et quels auteurs vous inspirent?

Je suis lecteur avant tout. Je lis quand je suis triste, quand je suis content, quand je suis tranquille, dans le bain, dans l’avion, dans le bois, quand je ne sais pas quoi écrire, quand je cherche de l’inspiration, parfois quand je ne veux pas lire, je lis quand même. Quelques livres que j’ai lus dernièrement et qui m’inspirent sont Highlands de Fanie Demeule, toute l’œuvre de Nelly Arcan honnêtement, surtout Folle et Paradis, clef en mainCariacou : Manuel de chasse à l'usage des poètes de Olivier Lussier, MONUMENTS de Vanessa Bell et Rivières-aux-Cartouches de Sébastien Bérubé (N.-B.). Quand je lis, j’aime noter avec un crayon des phrases et des idées évoquées dans un calepin, ce qui ralentit la lecture et me pousse à jongler plus loin. Si je pouvais juste lire dans la vie et faire rien d’autre, ce serait idéal.

Sur votre oeuvre

3. Paru en 2024 aux Éditions Perce-Neige, votre plus récent livre s’intitule Mal — un mot court, chargé, presque troublant. Que signifie ce titre, et pourquoi l’avoir choisi ?

Dès la première page du livre, le narrateur nous apprend que Mal est le surnom de son grand-père, qui s’appelle Malachi. Diminutif du personnage principal, est-ce que ce nom dense et chargé invite le lectorat à considérer le rôle que joue le mal dans le texte? Il n’est pas clair. C’est vrai que les lettres majuscules MAL à la couverture peuvent troubler à première vue, comme certains éléments dans le texte, tel un personnage accro aux opiacés ou les difficultés que portent l’enfance en général. Les nuances du personnage Mal mettent en question le mal dans tout ça. Le grand-père, Mal, est dimensionnel et parfois paradoxal, comme la boucherie : un geste qui prend la vie d’un animal de manière violente toutefois naturelle afin de nourrir une famille, voire une communauté. C’est une contradiction de valeurs : tuer pour survivre.

4. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir l’autofiction comme mode d’expression dans Mal ? Y avait-il un événement déclencheur ou un fil narratif précis dès le départ ?

J’aime lire l’autofiction. Je lis beaucoup de fiction en général et je voulais simplement me servir de cet amour afin de créer un texte qui me plait. En plus, je ne voyais pas d’autofiction louisianaise. Depuis la renaissance du français en Louisiane, on voit de la poésie, des pièces de théâtre, beaucoup de chansons, quelques nouvelles dans la revue Feux Follets et un recueil de nouvelles de Beverly Matherne (Bayou des acadiens, aux Éditions Perce-Neige). Alors je pensais qu’il nous faut un ouvrage de fiction en prose. Alors voilà le choix de cette forme. J’écris de l’autofiction parce que c’est ça la prochaine étape dans la vie du français en Louisiane.

5. Votre texte mêle tournures d’ancien français et mots d’autrefois, comme un laboratoire de la langue en pleine mutation : pourquoi, à votre avis, est-il si important de préserver et de célébrer cette richesse linguistique au cœur de la francophonie nord-américaine ?

Ce livre est encore un autre espace dans lequel vit le français louisianais. Même si mon texte ne contient ni la totalité ni la multiplicité de notre français, il rappelle que cette une langue vivante avec son lexique et sa palette de couleurs qui enrichit la francophonie des Amériques. Cette langue que j’ai entendue en grandissant évolue et se transforme. Je reconnais le travail monumental qu’ont fait Barry Jean Ancelet, Amanda LaFleur, Richard Guidry et d’autres linguistes et folkloristes en Louisiane. Grâce aux entrevues, aux transcriptions, aux livres (surtout au dictionnaire du français en Louisiane) qu’ils ont faits, on a tout un système d’écriture légitimé sur lequel je peux compter dans mes écrits, tout en mêlant ma propre voix selon mes caprices d’auteur, le goût de ma mémoire, ma liberté créative. 

Sur la francophonie en Louisiane

6. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la vitalité du français en Louisiane ? Quelles sont, selon vous, les avancées et les obstacles majeurs ?

Nous avons besoin de plus de poètes et d’écrivains pour écrire nos histoires. Dans un état américain où l’anglais est la langue véhiculaire, je ne vois pas un avenir où le français redevienne la langue des affaires. Nos échanges politiques se font en anglais. Les entreprises opèrent en anglais.  J’accepte que notre français existe principalement dans les domaines culturels. Mon appel à l’actions, c’est qu’on se mette à cultiver et enrichir farouchement et pleinement ces domaines avec nos histoires, nos chansons, nos contes, nos poèmes, nos blagues, nos complaintes, no pièces de théâtre… tous en français pour établir le français comme langue de création, de réconciliation et de communion.

7. En tant qu’auteur et directeur de Feux Follets, revue d’écriture créative et d’art visuel, pensez-vous que la littérature peut devenir un moteur de fierté et de renouveau pour le français en Louisiane?

La revue Feux Follets contribue à la continuation et la cultivation du français dans le champ littéraire. C’est vrai, ce n’est pas tout le monde qui aime la littérature. Une langue peut vivre et évoluer et prospérer sans la littérature. Cependant, je crois en la force de l’écriture. La littérature en français louisianais s’ajoute à légitimer cette langue qui pousse et survit dans plusieurs espaces malgré tous les efforts de l’effacer. Est-ce qu’il y a une raison de tracasser pour le français en Louisiane? Je ne pense pas, non. Cette langue existe encore après des décennies de suppression et de discrimination, Mais si la Louisiane fait partie de l’Acadie, une région où la langue française demeure moteur culturel et identitaire, j’ai l’impression qu’elle a encore des choses à dire en Louisiane itou.

Biographie

Chase Cormier nait aux Opelousas en Louisiane. Il est titulaire d'un diplôme de doctorat en études francophones de l'Université de Louisiane à Lafayette où, entre 2018 et 2023, il a dirigé les publications annuelles de Feux Follets, une revue d’écriture créative et d’art visuel. À travers une pluralité de genres littéraires, ses écrits interrogent entre autres les enjeux environnementaux et linguistiques en Louisiane, les rapports à la mémoire et à l'identité, la masculinité, ainsi que la fluidité des frontières saumâtres entre réel et fiction. Il vit actuellement en Ohio.

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