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10 questions à Marie-Célie Agnant

La poète, écrivaine, traductrice et interprète, Marie-Célie Agnant est née en Haïti et vit au Québec depuis 1970. Ses œuvres témoignent de son engagement à travers des thèmes tels que la solitude, le racisme, l’altérité et l’exil. Elle explore aussi la condition des femmes haïtiennes et souligne l’importance de préserver la mémoire qu’elle soit individuelle, familiale ou collective. Publiées au Québec, en France et en Haïti, ses œuvres ont été traduites dans plusieurs langues.



Sur la création

1 - Qu’est-ce qui nourrit votre imaginaire ?

Haïti s’est imposé comme matière première de mon travail, du jour où j’ai compris les rapports de force qui constituent le socle du monde, donc les bases de nos sociétés, ainsi que l’importance de la Révolution haïtienne dans l’histoire moderne, et le joug qui depuis 1804, lui a été imposé. Je considère toutefois l’écriture, comme le corollaire obligé à une prise de conscience plus globale, bien au-delà de la question haïtienne.

2 - « Quand je me mets à écrire, c’est le robinet qui s’ouvre… » Quelles sont les étapes les plus difficiles dans le processus d’écriture ?

Toutes les étapes s’effectuent dans une sorte de fièvre et d’intranquillité. Mais la plus difficile, demeure celle où le texte, longtemps pensé, repensé, écrit en quelque sorte au-dedans de moi, réclame que je procède à son organisation, que je le mette enfin sur papier. C’est qu’à force d’y penser, on finit par être totalement plein d’une histoire qui n’aspire plus qu’à voir le jour, mais elle est encore en pièces détachées. Il faut pouvoir en rassembler les pièces. 

3 - « L’acte d'écrire ne trouve son sens profond que dans la rencontre du texte avec le lecteur ou la lectrice », vous avez déclaré lors d’une rencontre avec des étudiants de français des États-Unis dans le cadre des Rendez-vous littéraires du Centre de la francophonie des Amériques. Qu’est-ce que les échanges avec vos lecteurs vous apportent ?

Les réponses à cette question sont multiples, mais je dirais que la rencontre est en quelque sorte le moment de validation du texte. La lecture n’étant pas quelque chose de passif, c’est au cours des échanges avec lectrices et lecteurs qui contribuent à me révéler certains aspects de mon travail qu’il m’arrive de découvrir certaines nuances dans l’interprétation d’un texte.


Sur vos œuvres

4 - Les femmes haïtiennes sont gardiennes de la mémoire collective. Pourriez-vous parler de leur rôle pour la transmission des traditions et des coutumes ?

La conception du statut social des femmes et l’espace qui leur est dévolu dans l’organisation des rapports sociaux et de sexe dans nombre de cultures dictent leur position dans la transmission culturelle. Souvent confinées à la sphère domestique, elles occupent un rôle majeur, auprès des enfants, et sont ainsi les premières à assurer leur socialisation et la transmission non seulement de la langue, mais également du patrimoine lié à l’oralité, par le biais des berceuses, comptines et chansons. Cette transmission constitue avant tout la construction du socle de l’édifice identitaire, de l’éducation et de tout ce qui s’y rattache. 

5 - Haïti est un pays de mémoire oubliée ou refoulée. Pourriez-vous expliquer ce constat ?

Il s’agit d’un phénomène dit d’amnésie sélective. On parlera de refoulement, d’occultation, de désensibilisation à la question, arguant que la révolte des esclaves, puis l’Indépendance de 1804, auraient également effacé - jusque dans la conscience ? – cette époque rarement évoquée dans la littérature haïtienne. Quant à cette période de la dictature, on peut dire sans se tromper que le refoulement est savamment et efficacement, organisé, nourri, voulu par la classe politique et ses complices, qui maintiennent ce pays en otage.

6 - Vous avez écrit Un alligator nommé RosaLa dot de SaraLe livre d’Emma en demeurant au Québec. Les intrigues, les personnages et les contextes sociaux de ces romans sont campés en Haïti. Quel est le rapport entre l’espace et la création selon vous ?

Dans la mesure où ces trois romans peuvent être classés dans la catégorie de roman mémoriels, je me permets de dire que l’espace de création est constitué avant tout par la mémoire de l’autrice que je suis, un espace bien entendu recréé par l’imaginaire. Il est bon de préciser que ces récits ne sont pas centrés exclusivement en Haïti. Il se fait un va-et-vient constant entre des lieux différents, particulièrement dans l’Alligator nommé Rosa, qui relate une histoire campée dans le sud de la France, avec des incursions dans l’espace haïtien, et Femmes au temps des carnassiers, dont l’histoire se déroule à la fois en Haïti et en Espagne.

7 - Femmes au temps des carnassiers (finaliste du Prix Ringuet, 2016) est une histoire actuelle sur la liberté d’expression. Ce livre est-il inspiré de la réalité historique et/ou courante en Haïti ? 

Les deux aspects cités se côtoient dans ce roman qui m’a été inspiré par la violence exercée par la dictature duvaliériste à l’encontre de la journaliste Yvonne Hakim Rimpel au cours de l’année 1957. Cependant, oppression et répression ne connaissent pas de fin et n’ont pas de frontières, je travaillais sur cette triste histoire en essayant de me transporter par la pensée, en Haïti, et j’avais l’esprit occupé également par les meurtres ici et là, de tant d’autres journalistes, victimes de ces systèmes. Je pensais en particulier à Zarah Kazemi, journaliste canadienne, née en Iran. Arrêtée dans son pays d’origine, en juillet 2003, lors d’un reportage photo, elle fut torturée puis assassinée.  

8 - Alexis d'Haïti et Alexis, fils de Raphaël sont vos deux romans qui s’adressent aux adolescents. Vous y abordez des thèmes difficiles: la dictature, la séparation, l’exil, le camp de réfugiés avec le narrateur enfant. Que voulez-vous que les jeunes lecteurs apprennent de cette histoire émouvante ?

Depuis leur parution, année après année, je ne cesse de m’émouvoir de l’accueil des élèves et de leur engouement pour cette histoire. Ici ou ailleurs, ils établissent les liens entre ce qu’ils découvrent dans le livre, et l’état du monde, ils analysent, rappellent le sort des migrants d’aujourd’hui, tirent leurs propres conclusions, raccordent l’histoire avec d’autres dictatures, établissent des ponts avec la Grande Histoire, ainsi qu’avec leur histoire familiale et les conditions de vie dans les pays d’origine des parents. Ils évoquent aussi la misère, les multinationales, et jusqu’au commerce équitable, tout y passe. L’écriture agissant comme passerelle, prend alors tout son sens. Puisque l’apprentissage se fait dans les deux sens, je ressors toujours infiniment plus riche de ces rencontres.



Sur la francophonie

9 - Que vous inspirent les mots francophonie et francophilie sur le grand continent américain ?

Impossible, en premier lieu, de gommer le rappel historique et le labyrinthe que constitue encore aujourd’hui dans une multitude de lieux et territoires, les ‘’tombers-levers’’, liés à l’acquisition d’une langue imposée. Mais c’est aussi de cet héritage colonial devenu creuset, que l’on retrouve ces représentations, imaginaires et histoires, communs à tant de populations. Cependant, plus qu’un paysage linguistique ou une notion d’appartenance, il s'agit pour moi d’un espace de résistance à ne pas négliger.   

10 - Vous considérez-vous comme une écrivaine engagée ?

Si le fait de décrire dans un ouvrage comme Alexis d’Haïti, le calvaire des réfugiés, ou encore, celui d’une journaliste, face à la répression d’un régime dictatorial fait de moi une écrivaine engagée, eh bien, je le suis et compte le demeurer. À l’instar de tant d’autres écrivaines et écrivains, toutes générations confondues, je refuse de me permettre le luxe d’être une simple spectatrice de l’existence. Ainsi que le disait Sartre, nous sommes responsables de chaque silence.

 

Biographie

Poète, nouvelliste et romancière, Marie Célie Agnant, est l’autrice entre autres, du Livre d’Emma qui évoque les épreuves qu’ont endurées les femmes esclaves dans les Antilles et la difficulté d’aborder et de légitimer ce pan de l’histoire encore aujourd’hui. Elle publie aussi des ouvrages destinés aux jeunes. Son écriture porte à la fois le sceau de la poésie et de la violence issue des sociétés postcoloniales. Ses textes, dont certains ont été traduits en plusieurs langues, abordent les thèmes de l’exclusion, la solitude, le racisme, l’exil. Le Prix Alain-Grandbois de l'Académie des Lettres du Québec lui a été décerné pour son recueil Femmes des terres brûlées (éditions de la Pleine Lune, 2017).



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