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10 questions à J.R. Léveillé

Crédits : C. Gosselin

Né dans une petite communauté canadienne-française au cœur du grand Winnipeg anglophone, J.R. (Joseph Roger Louis) Léveillé est une figure de proue de la littérature franco-manitobaine. Auteur d’une trentaine d’œuvres, il fut intronisé au Temple de la renommée de la Culture au Manitoba pour sa contribution à la littérature en 1999.

Le soleil du lac qui se couche est le roman le plus apprécié par le grand public et traduit dans plusieurs langues dans le monde entier. Fasciné par le métissage des cultures, J.R. Léveillé nous parle de son besoin de créer, de sa vision du monde et de son attachement à la langue française.

Sur la création

1. Vous êtes considéré comme parrain de la littérature francophone contemporaine au Manitoba. Pourriez-vous mentionner quelques évènements fondateurs qui sont à l’origine des productions artistiques? Quel était votre rôle au sein de cette communauté francophone?

La littérature franco-manitobaine comme corpus identifiable est issue directement de la révolution tranquille franco-manitobaine et des activités culturelles des années 1960 autour de l’Université de St-Boniface qui agissait comme centre culturel. En 1974, la fondation des Éditions du Blé a été la pierre d’assise de la production littéraire. La publication de ma première œuvre, Tombeau, en 1968 est tenue pour le début de cette modernité, et en 1990, l’édition de l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine a permis de retracer l’histoire de cette littérature.

2. Lencre sur papier : l’âme dissoute. C’est le dernier vers de votre recueil Poème pierre prière (Du Blé, 2011). L’écriture est-ce une source de joie ou de souffrance?

Je suis absolument heureux quand j’écris. Le but de la littérature n’est-il pas la libération absolue de l’individu ? L’écriture est transformatrice, en commençant chez celui qui écrit. Pourquoi jouer au poète maudit ? Nous sommes de suite au paradis si nous cessons de souffler sur les braises de notre enfer.

Sur vos œuvres

3. Le soleil du lac qui se couche (éditions du Blé, 2001, la Peuplade 2013) est votre roman le plus lu qui est traduit dans plusieurs langues dans le monde entier. Vous y racontez l’histoire d’amour intemporel entre deux êtres de différentes origines. Angèle, une étudiante métisse en architecture rencontre dans une galerie d’art un vieil artiste japonais, Ueno. Évoquer différentes nationalités et cultures, est-ce une façon de traduire le métissage propre au Manitoba et au Canada?

Tout à fait. D’ailleurs, le métissage me semble le modus operandi même de l’écriture. C’est le clinamen d’Épicure, cet accrochage gratuit d’atomes qui est sont le fondement de l’être, la porte ouverte sur d’autres univers. Par son enracinement dans le pays, ce roman est un hommage à l’origine Métis et bilingue du Manitoba ; par son croisement avec le Japon zen, il redouble le métissage comme ouverture à l’Autre. Cette histoire d’amour qui a obtenu l’agrément des lecteurs est celle d’un croisement multiple, exemplaire de tout progrès et du bonheur. C’est un roman d’apprentissage et d’appréciation.

4. Le soleil du lac qui se couche est composé de petits fragments, des paragraphes éparpillés sur une grande toile d’araignée qui compose un tout. Pourriez-vous nous dévoiler la genèse de ce roman?

J’étais à Saint-Laurent (communauté Métisse) sur les rives du lac Manitoba, où je passe tous mes étés. Je lisais un roman japonais populaire, et me suis dit que j’allais prendre un mot, une idée, ou une situation dans chaque page du roman comme tremplin pour composer mon propre récit. Ainsi, ces fragments composés au fur et à mesure de la lecture. Le résultat n’a rien à voir avec le roman d’origine, sauf pour cette matière brute première. C’est une méthode que j’ai utilisée ailleurs. Une autre forme de mixité dans le métissage.

5. On dit souvent que chaque écrivain écrit et réécrit toujours le même thème. Quel est le thème qui vous est le plus cher?

Selon les propos de Jean Ricardou, ce serait l’aventure d’une écriture, plutôt que l’écriture d’une aventure. Je n’ai jamais été intéressé à créer des histoires ou des personnages. Il y en a un peu, certes, mais, avant tout j’écris un livre, comme on peint un tableau. Tout comme Matisse disait : Je ne peins pas une femme, je peins un tableau.Je demeure dispos et je suis la coulée de l’encre qui me renseigne.

6. Vous pratiquez l’écriture zen dans Poème pierre prière (Du Blé, 2011) et Sûtra (Du Blé, 2014). Pourriez-vous la caractériser?

Pas trop, pas trop peu. C’est une sorte de minimalisme, de simplicité, de condensation de l’écrit jusqu’à une transparence. J’approche la poésie dans Poème Pierre Prière, comme Glenn Gould s’est attaqué aux sonates pour piano de Mozart. La question posée ici est : comment passer du physique (la pierre) au métaphysique (la prière) ? Eh bien, par le poème. C’est la voie.

7. Ganiishomong ou L'Extase du Temps est votre plus récent roman paru en 2020 aux éditions du Blé. Quelle est la signification du titre?

Ganiishomong est un mot autochtone signifiant « le passage entre deux eaux ». C’est ainsi qu’on décrivait ce modeste tracé qui passait entre le petit lac Francis à l’est et le grand lac Manitoba à l’ouest. Le terme convient aussi au concept bouddhiste de « la voie du milieu » pour traverser les illusions de la vie. Ça correspond également au wu-wei zen, soit la non-action. C’est ainsi que nous entrons dans l’extase du temps.

8. Vous savez déjà que nos lecteurs francophones viennent de l’Argentine, du Brésil, du Mexique, de la Pennsylvanie, du Québec… bref des quatre coins des Amériques. Que diriez-vous pour qu’ils lisent vos œuvres ?

Mes œuvres sont à la fois physiques et métaphysiques. On y trouve la magnificence de la nature et sa réflexion spirituelle. On y ressent, avant tout, le plaisir de l’écriture, et de surcroît, l’écriture du plaisir. C’est l’aventure du corps écrivant passant par une éclaircie dans le chaos du monde. L’activité de l’écriture transperce les ténèbres pour qu’apparaisse la beauté de l’univers.

Sur la francophonie

9. Que vous inspirent les mots francophonie et francophilie sur le grand continent américain?

Né dans une petite communauté canadienne-française au cœur du grand Winnipeg anglophone, la « francophonie » est à la fois une identité et une altérité. Je suis bilingue, certes, mais je ne parlerai jamais « white ». Cette spécificité géographique et la singularité des origines fait qu’au départ la francophonie a toujours été plurielle pour moi, soit un réseau d’autres francophonies : celles de Saint-Boniface, des villages manitobains, des autres minorités canadiennes, de la Franco-Amérique, des Caraïbes. Finalement, il s’agit d’une langue-passeur vers son expression et son expérience diverses et culturelles.

Ce à quoi je convie tous les francophiles qui, par définition, sont, déjà, heureusement métissés en esprit.

10. Considérez-vous comme écrivain engagé?

Oui et non. Je suis engagé en écriture. Mais mon écriture n’est au service d’aucune cause. J’aime l’écriture libre. Le reste est affaire de société. Ce qui n’empêche pas de prendre parole.

Biographie de J.R. Léveillé

(source : Éditions du Blé)

Né à Winnipeg en 1945, J.R. Léveillé est l’auteur de plus d'une trentaine d’œuvres (romans, poésie, essais) publiées au Manitoba, en Ontario, au Québec et en France. À la fin des années 1960, il entreprend des études de maîtrise et de doctorat en littérature française et est boursier des gouvernements du Canada et de la France. De 1973 à 1980, il réside en Ontario et au Québec où il enseigne. En 1981, il revient au Manitoba et poursuit une carrière comme journaliste et réalisateur à Radio-Canada jusqu’en 2006. J.R. Léveillé a réalisé des portraits d’auteurs pour la télévision, dirigé des numéros spéciaux de revues littéraires et il est un conférencier invité à de nombreuses rencontres nationales et internationales. Il a été longtemps directeur littéraire aux Éditions du Blé et secrétaire du Winnipeg International Writers Festival. J.R. Léveillé est lauréat du Prix Champlain 2002 du Conseil de la Vie française en Amérique, ainsi que du Prix Rue-Deschambault 2003 de la province du Manitoba pour son roman, Le soleil du lac qui se couche; il a reçu le Prix littéraire du Manitoba français en 1994 pour sa poésie et le Prix du Consulat général de France à Toronto en 1997 pour l’ensemble de son œuvre. En 1999, il fut intronisé au Temple de la renommée de la Culture au Manitoba pour sa contribution à la littérature et a été récipiendaire du Manitoba Lifetime Writing and Publishing Award en 2007. Un colloque international sur son œuvre a eu lieu à Saint-Boniface en 2005. En février 2012 on lui a accordé le Prix de distinction en arts du Manitoba. Son recueil de poésie Poème Pierre Prière (2012) a remporté les prix Lansdowne de poésie et Manuela Dias de conception graphique en édition en 2012.

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