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10 questions à Gisèle Pineau

Écrivaine guadeloupéenne, Gisèle Pineau est une figure de proue de la littérature antillaise. Dès son jeune âge, Gisèle Pineau lit et écrit beaucoup. Elle rédige son premier roman à 10 ans. La lecture lui permet de s’échapper d’un monde difficile à supporter et l’écriture l’aide à connaître ses champs d’intérêt. Elle évoque dans son œuvre le thème de la famille, la condition de l’exilé, les expériences des femmes dans les sociétés postcoloniales, la culture et l’histoire des Antilles.

Gisèle Pineau a généreusement répondu à nos questions.

1. Quelle est l’histoire de votre rencontre avec la littérature ?

Mon père achetait des livres et des encyclopédies aux représentants qui sonnaient à la porte de l'appartement que nous habitions dans la banlieue parisienne. Nous étions la seule famille noire dans notre cité. Les Noirs que je voyais dans la cour de l'école étaient mes frères et sœurs. C'était les années 60 du 20e siècle. Mes parents sont nés en Guadeloupe. En 1943, mon père s'était engagé dans l'armée française pour répondre à l'appel du général de Gaulle. Ce dernier était son héros, le sauveur de la Mère-patrie. Ma mère aimait passionnément la France. En 1950, elle a quitté son île sans tristesse pour rejoindre Paris et son militaire. 

Les insultes racistes pleuvaient en toutes saisons dans la cour de l'école. Je pense que, très tôt, dès l'âge de dix ans, je me suis mise à la lecture pour comprendre le monde, trouver des réponses à mes questions. Il me semble que j'étais coincée entre la grande Histoire de France (prestigieuse et dramatique) et la petite histoire de ma famille (emplie de secrets, de faux-semblants et de silences). Par exemple, je ne comprenais pas l'attachement de mes parents à cette France qui me traitait de n*** et me hurlait de retourner chez moi en Afrique. Je m'interrogeais sur la posture que l'on m'encourageait à adopter : travailler mieux que les autres (les Blancs), ne pas répondre aux injures et propos racistes, faire profil bas, accepter d'être stigmatisée jusqu'à ce que l'on me tolère...

Les livres m'ont appris à faire passer le temps de la douleur et de la solitude.

Les livres m'ont appris à m'extraire du monde réel pour survivre.

Les livres m'ont permis de rire et de pleurer.

Les livres m'ont offert de bons amis d'encre et de papier.

Les livres m'ont fait comprendre que rien n'est tout blanc ni tout noir.

Les livres m'ont parlé et je les ai écoutés.

Les livres m'ont captivée jusqu'au cœur de la nuit.

Les livres m'ont transportée loin, très loin des rues étroites de ma cité.

Les livres ont été pour moi des bouées de sauvetage, des rocs, des ailes...

Alors, un jour, j'avais dix ans, j'ai écrit mon premier roman. Je voulais qu'il soit captivant comme les livres que je lisais. Je voulais qu'il fasse rire et pleurer. Je voulais procurer de l'émotion à mes futurs lecteurs noirs ou blancs... J'ai fabriqué dix exemplaires de mon petit roman. Il fallait s'improviser relieuse et coudre les pages ensemble. Mon frère a dessiné la couverture. Ensuite, il est allé vendre mon livre dans les rues de la cité. C'était incroyable ! Il avait réussi à vendre trois exemplaires à des enfants de la cité... Trente centimes.

2. De quelle façon l’écriture nourrit-elle votre profession? Est-ce que l’écriture vous permet de mieux comprendre le monde et vous-même?

Dans l'enfance, écrire m'a grandement consolée. À l'extérieur, dans les rues de la cité, la cour de l'école, les salles de classe, il y avait ces regards blancs toujours un peu circonspects, hautains, et ces bouches autorisées à proférer des propos racistes. Soudain, un large espace s'ouvrait devant moi. Écrire me donnait le pouvoir de choisir de vivre autrement. En écrivant, je ne subissais plus le monde et les autres. Je décidais de bâtir des mondes imaginaires, d'inventer toutes sortes d'histoires... J'étais celle qui écrivait, mais également celle qui recevait et lisait le texte. Le challenge était de me laisser prendre (captiver, émouvoir, agacer) par mes propres écrits. 

Aujourd'hui encore, je me raconte des histoires. Je dois rendre l'histoire passionnante et crédible à mes propres yeux. Je dois découvrir un texte neuf même si j'en suis l'auteure. 

Grâce à l'écriture, j'ai appris à connaître mes centres d'intérêt. 

J'écris toujours sur les mêmes problématiques. Ma propre histoire, celle de mes parents, de ma grand-mère... La situation et la condition de l'exilé, du migrant... J'explore les vies de personnages passés ou présents (souvent contraints et forcés) qui ont dû quitter une terre, un environnement connu, des parents et amis, une culture, pour aller à la rencontre d'un autre lieu, un Eldorado, une Terre Promise, un pays neuf où ils seront des étrangers, où ils devront s'adapter, s'assimiler, se fondre, adopter de nouvelles pratiques, conquérir une langue, se faire accepter, combattre des préjugés... 

Ces histoires me fascinent... Mes ancêtres ont connu ce voyage de l'Afrique aux Antilles. Mon père a choisi de quitter son île à 19 ans, et de s'engager dans l'armée française pour secourir la France... J'ai écrit Un papillon dans la cité qui aborde le même thème, Les Voyages de Merry Sisal (éditions Mercure de France) qui raconte l'histoire d'une migrante haïtienne après le séisme de 2010, L'odyssée d'Alizée aborde le sujet de l'adoption d'une orpheline haïtienne par une famille de Français... Mon prochain roman reviendra sur le parcours de la muse guadeloupéenne de Man Ray, Ady, soleil noir à paraître en 2021 aux éditions Philippe Rey. 

Partir, poussé dehors, hors de chez soi, par une guerre, un cyclone, la misère, un tremblement de terre, la faim, une dictature, un tsunami... la violence des hommes ou la cruauté aveugle de la nature...

Partout sur la terre, de tout temps, l'humanité a été, est et sera confrontée à ces exodes, migrations massives ou traversées individuelles et solitaires toujours hérissées d'embûches et de pièges...

Apprendre de ces épreuves. Se construire. Grandir. Gagner en humanité... 

3. Qu’est-ce que la lecture vous apporte? Quels sont les auteurs qui vous ont marquée?

La lecture me recentre et me rassemble. La lecture élargit mon cœur et mon esprit. J'ai autant besoin de lire que de m'hydrater et me nourrir. J'ai très tôt été une lectrice des auteurs et auteures africains-américains. Je me reconnaissais dans les livres de Richard Wright. Plus tard dans ceux de Maya Angelou et Toni Morrison. Ensuite les plumes de Simone Schwarz-Bart et Maryse Condé.

4. La Bibliothèque des Amériques offre de nombreux romans et essais de la littérature antillaise. Quels auteurs conseillez-vous à nos lecteurs pour qu’ils puissent découvrir la littérature guadeloupéenne?

Je citerai Simone et André Schwarz-Bart pour tous leurs romans qui sont plus grands que des romans. Ces livres racontent l'humanité, ses hauts et ses bas. Ils sont poésie et chansons douces. Ils embrassent d'une même fièvre la grande histoire et l'infinité des petites histoires. Ils balancent entre rires et larmes. Ils sont une forêt de mots habitée par les esprits de ceux qui nous ont précédés. Ils sont des ponts qui enjambent les mers et les temps. Ils sont l'espérance.

5. Vous racontez l’histoire de Léonce, un jeune homme doté de talents exceptionnels dans La grande drive des esprits (éditions Philippe Rey). L'irruption de faits insolites comme l’apparition des esprits des ancêtres bouleverse la vie du héros et de sa famille. Parlez-nous de ce besoin d’explorer dans vos romans les thèmes de la magie, du vaudou, des fantômes, des malédictions ?

J'ai eu la chance d'avoir une merveilleuse grand-mère. 

En 1960, nous revenions du Congo-Brazzaville où mon père était affecté. Il l'a ramenée en France par qu'elle était battue par son mari. J'ai été bercée par ces histoires créoles où le magique et le religieux se mêlent intimement. Julia m'a raconté tellement d'histoires de diablesses et soukougnans, de morts pas tout à fait morts qui revenaient hanter les vivants, leur tirer les pieds la nuit venue.

J'aime cette idée de ne pas tout maîtriser du monde, de laisser une part à l'ombre. Écrire avec cette dimension supplémentaire ne signifie pas verser dans le folklore de bas étage pour créoliser un petit monde. Souvent, un malheur est l'œuvre d'un démoniaque commandité par un jaloux. On vous recommande régulièrement de vous protéger des forces malfaisantes, car le monde est méchant.

6. Vous décrivez l’histoire de quatre héroïnes d’époques différentes dans Mes quatre femmes (éditions Philippe Rey). Ce roman fait découvrir la condition sociale des femmes en Guadeloupe et des moments importants de l’histoire. Le titre du roman laisse entendre qu’il y a un lien d’affinité entre vous et vos héroïnes. Laquelle vous est la plus proche ?

Il s'agit bien des femmes de ma famille.

Je me sens plus proche de ma tante Gisèle, car j'ai hérité directement de son prénom. Qui a été très lourd à porter. Une si grande douleur était attachée à ce prénom... Beaucoup de mystère sur les circonstances de sa mort... Des secrets révélés sur le tard. Des confidences chuchotées... Cette histoire a, je pense, contribué à faire de moi une écrivaine...

7.  Le cadre familial et les relations mère-fille reviennent souvent dans vos romans. Quelle est l’importance de la grand-mère? Ne serait-elle pas la gardienne de la mémoire dans la culture antillaise?

Oui, je n'ai fait que m'adosser à ma propre histoire intime et familiale. Dans mon récit L'exil selon Julia, je rends compte du parcours de ma vraie grand-mère paternelle dans une cité de la banlieue parisienne au mitan des années 60. Cette femme illettrée a joué un rôle déterminant dans mon enfance. J'avais une relation privilégiée avec elle. Julia m'a donné un socle et des valeurs. Elle m'a appris à combattre mes propres préjugés. Elle a donné de la grandeur et de la beauté à la Guadeloupe qui était plus ou moins dénigrée par les Guadeloupéens vivant en « Métropole ». Elle m'a transmis la langue créole, ses subtilités, sa splendeur cachée, son humour aussi. Ma grand-mère Julia, dite Man Ya, m'a également enseigné des pans de l'histoire de la Guadeloupe que l'on ne trouvait pas dans les livres - à savoir le rôle des combattants de la liberté, la place et les stratégies des nègres marrons face aux maîtres, la scélératesse des esclavagistes.

Avec elle, je jouais à l'institutrice. Je voulais lui apprendre à reconnaître les lettres de l'alphabet et à écrire son nom. Évidemment, à soixante-dix ans passés, elle n'y arrivait pas. J'étais arrogante et très sévère. C'était si facile! Mais elle avait la tête dure comme du bois, disait-elle.

En 1970, nous nous sommes retrouvées en Guadeloupe, sur les hauteurs de Capesterre-Belle-Eau. J'avais quatorze ans. Je me suis sentie bien misérable lorsqu'elle m'a appris les noms des arbres, fruits et fleurs de son jardin. Comme elle, j'étais à mon tour une illettrée, incapable de lire la nature. Sans rechigner ni fanfaronner, elle m'a montré les mangues, les avocats, le café, la muscade et les cent trésors de son jardin...

J'ai compris la leçon. 

8. Le personnage du fou fascine des lecteurs depuis la nuit du temps. Chair Piment (éditions Le Mercure de France) met en scène plusieurs personnages qui se sont rencontrés dans un hôpital psychiatrique. Vous évoquez votre travail quotidien à l'hôpital psychiatrique dans un récit paru en 2010, Folie, aller simple : journée ordinaire d'une infirmière (éditions Philippe Rey). Le personnage du fou permet-il d’expliquer la différence, de questionner les frontières de la santé mentale ?

J'écris contre les préjugés. Je me suis toujours sentie très proche des personnes souffrant de troubles mentaux. J'ai vécu l'exclusion et le rejet comme elles. Je connais le poids malsain des regards.

Souvent, je dis que j'aurais pu basculer de l'autre côté si je n'avais pas eu l'écriture dans mon existence. 

Un jour, une psychiatre m'a dit que mes histoires (mes romans) étaient de grands délires parfaitement maîtrisés. 

Sur la francophonie

9. Que vous inspirent les mots francophonie et francophilie sur le continent américain?

Je suis Noire. Aux Antilles et aux Amériques, cela veut dire quelque chose. Il a fallu mener tellement de combats face à l'ignorance, la bêtise, le mépris, la violence, la peur, l'hypocrisie, la malhonnêteté... De grandes figures noires se sont levées, au péril de leur vie...

Je suis francophone. Cette langue est celle de la colonisation française. Elle m'a été transmise et enseignée. J'ai appris à réfléchir, penser et écrire dans cette langue que j'ai faite mienne et que j'aime manier parce qu'elle m'offre d'immenses possibles. 

Je suis également créolophone. La langue créole coule dans mes veines. Elle est dans chaque battement de mon cœur comme dans les coups portés au tambour-ka. La langue créole est un héritage immatériel qui me dit et dit au monde d'où je viens. 

J'écris à partir de mes deux langues : le français et le créole. Les deux - à égalité dans mon imaginaire - composent un terreau inspirant et fertile qui me permet d'aller au plus près de mes personnages et au plus profond de ce que je perçois de mon pays, la Guadeloupe. 

Je suis la descendante d'Africains issus du golfe de Guinée, ce que confirme un test ADN récemment effectué. Mes ancêtres ont été niés dans leur humanité et réduits à l'état d'esclaves. 

Ils ont été déportés et jetés dans les champs de canne et de coton aux Antilles et dans les Amériques. Je partage mille histoires avec tous les Afrodescendants des Amériques. Je me sens en parenté avec chacun d'eux. 

Enfin, dans toutes les parties de mon corps, je suis une écrivaine. Je dois écrire. Une force en moi me pousse à écrire (au fond, peu importe la langue…) Si l'on m'empêche d'écrire, je meurs.

10. Vous vous considérez comme une écrivaine des Amériques? Si oui, que cela signifie pour vous ?

Si l'on cherche à me géolocaliser, on me trouvera à Marie-Galante, une petite île des Caraïbes située au sud de la Guadeloupe. La Guadeloupe est un département français. On dit aussi DFA (Départements français des Amériques). Ou encore DROM (Départements et Régions d'Outre-Mer). 

Géographiquement, je suis une écrivaine des Amériques. Sur mon passeport, il est dit que j'appartiens à la Communauté Européenne… 

Sérieusement, je suis quand même des Amériques, issue de la grande histoire tourmentée du Nouveau Monde. Je suis l'une des filles de ces peuples mélangés. Je viens de ces grands déplacements de populations. Je suis née des rêves de Paradis et des enfers sur terre. 

Biographie de Gisèle Pineau

Écrivaine guadeloupéenne, Gisèle Pineau est une figure de proue de la littérature antillaise. Elle a une vingtaine de romans à son actif qui lui ont valu plusieurs prix littéraires, notamment le prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde et le Grand prix des lectrices Elle (1994) pour La Grande Drive des Esprits, le prix Amerigo-Vespucci (1998) pour L'âme prêtée aux oiseaux et le prix des Hémisphères Chantal Lapicque (2002) pour Chair Piment. Son prochain roman reviendra sur le parcours de la muse guadeloupéenne de Man Ray, Ady, soleil noir à paraître en 2021 aux éditions Philippe Rey.

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